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Pourquoi tant d’Argentins vont-ils voir le psy ?

Pourquoi tant d’Argentins vont-ils voir le psy ?

À Buenos Aires, la psychanalyse a son café, le café Sigi, nommé ainsi en hommage au père de la psychanalyse. La capitale argentine dispose surtout d’un quartier entier surnommé Villa Freud, par les porteños – les habitants de Buenos Aires – en raison de la très forte concentration de psychologues et de psychanalystes qui s’y trouvent.

Selon deux chercheurs de l’université de Buenos Aires, en 2014, l’Argentine comptait 200 psychologues pour 100 000 habitants, soit plus du double de la France. Le pays possède une véritable culture de la psychologie et de la psychanalyse. Des termes scientifiques propres à ces disciplines, comme « acte manqué », « régression » ou encore « refoulement » font partie du langage courant et il est normal pour les Argentins d’évoquer leurs séances chez le psy avec leurs proches. 

Mais pour quelles raisons la psychologie et la psychanalyse se sont-elles tant développées en Argentine ?

Des psychanalystes fuyant le fascisme se retrouvent à Buenos Aires

Rapidement après leur publication sur le vieux continent, les œuvres de Sigmund Freud sont traduites et publiées en Europe. En Argentine, il y a dès le début du XXème siècle un vif intérêt du public pour les théories du père de la psychanalyse. Mais, c’est la montée du fascisme de l’autre côté de l’Atlantique qui a grandement favorisé le développement de cette discipline dans le pays. En effet, de nombreux psychanalystes ont dû fuir leur pays d’origine et trouver refuge ailleurs. Certains d’entre eux ont opté pour le pays du maté et des gauchos. Parmi eux, Angel Garma, qui avait quitté l’Espagne franquiste pour la France rejoint l’Argentine en 1939. Le psychiatre Celest Ernesto Carcamo né argentin mais ayant rejoint l’Europe pour étudier et pratiquer sa science retourne dans son pays natal la même année. Marie Langer, juive et communiste autrichienne, qui a exercé comme infirmière dans l’armée républicaine espagnole, rejoint elle aussi l’Argentine un peu plus tard. Elle devra ensuite s’exiler de son nouveau pays sous la pression des anticommunistes. Enrique Pichon Rivière né en Suisse quitte lui aussi le vieux continent pour rejoindre l’Argentine. 

Ces psys ont joué un rôle considérable dans le développement de la psychanalyse en Argentine. Alors que la situation en Europe ne permettait que peu à cette science encore jeune de se développer, en Argentine, les psys avaient les mains libres. Cela tombait bien car ces néo argentins ont organisé de nombreux débats et conférences qui ont passionné le public local, curieux de cette science encore mystérieuse. Ces psys, qui ont aussi créé l’Association Argentine Psychanalytique – peut-être l’association de psychanalyse la plus prestigieuse du monde – ont donc exercé une influence considérable sur le développement de la psychologie et de la psychanalyse dans ce pays.

L’âme de l’Argentine

Deux blagues sont fameuses en Amérique Latine à propos de l’Argentine : la première « Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins… du bateau » et la seconde « Les Argentins sont des Italiens qui parlent espagnol et qui se prennent pour des Français ». Ces blagues illustrent bien l’importance que peut prendre la problématique des origines et de l’identité dans ce pays.  

Entre 1880 et 1930, ce sont près de 5 millions de migrants venus du vieux continent qui ont débarqué sur cette terre promise. Parmi eux, beaucoup d’Italiens et d’Espagnols mais aussi des Anglais, des Français et des Juifs d’Europe centrale et orientale fuyant les pogromes. Autrice du livre Les Argentins, Alice Pouyat explique l’importance de la psychanalyse en Argentine par son histoire et l’importance de son immigration. Le déracinement, et la quête d’une identité qu’elle soit collective ou individuelle ont été, selon elle, un terreau fertile à la psychanalyse. Cette nouvelle discipline « semblait en mesure d’apporter à chaque sujet une connaissance de soi, des racines, une généalogie ».

L’ouverture d’esprit

L’ouverture d’esprit de la société argentine favorise aussi les consultations chez les psys. L’Argentine a déjà eu deux femmes présidentes. La première femme présidente du pays y a été élue en 2007 (Eva Perón avait été présidente de l’Argentine mais sans être élue). La nation sud américaine a légalisé le mariage homosexuel en 2010, soit 3 ans avant la France et sans grands remous contrairement à ce qui s’est passé dans le pays des droits de l’homme. L’Argentine a aussi adopté une des lois les plus favorables en matière de transitions de genre dans le monde, puisque les personnes transgenres n’ont ni besoin de suivre un traitement hormonal ou psychologique pour changer de genre à l’état civil. En outre, en Argentine, aller voir un psychologue ou un psychanalyste n’est pas perçu comme étant une chose réservée aux femmes ou aux hommes fragiles qui auraient « besoin de parler ». La personne qui va voir un psy n’est pas perçue comme une personne qui souffrirait d’un problème mental, mais au contraire, comme un individu qui prendrait soin de sa santé psychique, de la même manière qu’une personne qui irait à la salle de sport prendrait soin de sa santé physique.     

Violence politique et précarité économique

L’histoire politique de l’Argentine est marquée par une violence importante. Entre le renversement de Perón par les militaires en 1955 et la chute de la dictature en 1983, les coups d’État, les guérillas et les dictatures se sont succédés. La période de la dictature militaire de 1976 à 1983 a sans aucun doute été la plus traumatisante pour les Argentins.  Pendant cette période, des milliers de personnes ont disparu, parfois jetées vivantes d’avions pendant les tristement célèbres « vols de la mort », et le plus souvent leurs proches n’ont jamais su ce qui leur était arrivé. Des bébés ont été enlevés aux familles des opposants pour être donnés à d’autres familles.

À cette violence politique s’ajoute une précarité économique génératrice d’anxiété. Des cycles d’hyperinflation touchent fréquemment le pays. En 1988, l’inflation a atteint près de 350 % et les politiques déflationnistes qui ont suivi ont appauvri une partie importante de la population. À cela il faut ajouter la grande crise de 2001 qui a fait basculer une partie importante des classes moyennes dans la pauvreté. Beaucoup d’Argentins savent donc qu’ils peuvent devenir pauvres très rapidement.


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